II
— J’ai toujours eu peur de lui, dit Audrey.
Elle était assise sur la terrasse avec l’inspecteur-chef qui, ayant repris ses vacances interrompues, était venu en ami à la Pointe-aux-Mouettes.
— Oui, reprit-elle, j’ai toujours eu peur de lui, tout le temps…
— Je me suis douté que vous mouriez de peur, fit Battle, la première fois que je vous ai vue. Vous vous teniez sur cette réserve qui permet de dire des gens qu’ils essaient de dissimuler quelque violent sentiment qui les agite. Ce pourrait être l’amour ou la haine. En fait, c’était la peur. C’était bien ça ?
— Oui. J’ai commencé à avoir peur de Nevile presque immédiatement après notre mariage. Le terrible, c’est que je ne savais pas pourquoi. Ce qui fait que je me demandais si je n’étais pas folle…
— Ce n’était pas vous !
— Nevile avait l’air si normal, si parfaitement équilibré ! Toujours de bonne humeur, toujours gentil…
— Le point est à souligner, dit Battle. Il composait un personnage : celui du beau joueur. C’est pourquoi sur les courts de tennis, il était toujours d’une absolue maîtrise de soi. Il tenait moins à gagner des matches qu’à affirmer aux yeux de tous son bel esprit sportif. Seulement, jouer un rôle demande un effort de tous les instants. D’où une redoutable tension nerveuse. En dessous, le mal progressait…
— En dessous… Toujours en dessous… Jamais je n’ai eu une certitude !… Je remarquais quelquefois un regard, une intonation, mais c’était si peu de chose que je croyais toujours être le jouet de mon imagination. J’en arrivais à penser que c’était moi qui ne devais pas être comme les autres. Et, plus le temps passait, plus je sentais la peur monter en moi !… Une de ces peurs irraisonnées qui vous rendent physiquement malades… Je me disais que je devenais folle et j’aurais donné n’importe quoi pour m’enfuir. C’est alors qu’est arrivé Adrian, qui m’a dit qu’il m’aimait. J’ai pensé qu’il serait merveilleux de m’en aller avec lui, très loin. Nous avons décidé…
Elle se tut et reprit après un court silence :
— Vous savez ce qu’il s’est passé ?… J’étais partie pour le retrouver. Il n’est jamais arrivé au rendez-vous. Il s’était tué en auto… et j’ai toujours pensé que Nevile était pour quelque chose dans l’accident.
— Ce n’est pas impossible, dit Battle.
— Vous croyez ?
— On ne le saura jamais, mais il est certain qu’on peut provoquer un accident d’auto. Mieux vaut n’y pas penser ! Il est tout aussi vraisemblable que ce soit un véritable accident…
Audrey poursuivit :
— Très abattue, je me réfugiai chez Adrian. Nous devions écrire à sa mère, mais, comme elle n’était pas au courant, je préférai n’en rien faire, pour ne pas ajouter à son chagrin. Nevile vint me retrouver peu après. Il se montra très aimable, très gentil. Moi, je tremblais de peur. Il m’expliqua qu’il était inutile de parler à personne de mon aventure avec Adrian, que nous divorcerions, qu’il prendrait les torts de son côté et qu’au surplus il avait l’intention de se remarier. Je le remerciai. Je savais que Kay avait fait sur lui une très vive impression, j’espérais que les choses s’arrangeraient heureusement et que le moment viendrait où je me sentirais délivrée de cette peur qui m’angoissait. Car je continuais à me croire sur le chemin de la folie. Des mois passèrent et, un jour, dans Hyde Park, je rencontrai Nevile. Il me dit qu’il aimerait que nous fussions des amies, Kay et moi, et que nous pourrions nous retrouver ici en septembre. Après tout ce qu’il avait fait pour moi, je ne pouvais pas refuser…
Battle sourit.
— « Voulez-vous entrer dans mon antichambre ? » dit l’araignée à la mouche…
— C’est exactement cela !
— Sur ce point particulier, remarqua Battle, il a été très fort. Il a tellement proclamé que c’était lui qui avait eu l’idée de cette rencontre que tout le monde était persuadé du contraire !
— Alors, continua Audrey, je suis venue ici… et ce fut comme une sorte de cauchemar. Je savais qu’il allait arriver quelque chose, je savais que Nevile le voulait et que je serais la victime de ce qui allait se passer. Mais j’ignorais ce que ce serait. J’ai cru pour de bon que j’allais devenir folle ! La peur me paralysait. Je vivais comme dans un de ces rêves où une catastrophe vous menace alors que vous ne pouvez pas bouger…
— J’ai toujours pensé, dit Battle, que j’aimerais voir un serpent fasciner un oiseau pour l’empêcher de s’envoler. Maintenant, il me semble que ça m’intéresserait moins…
— Je ne compris pas tout de suite, reprit Audrey, ce que signifiait pour moi l’assassinat de lady Tressilian. Je ne soupçonnais même pas Nevile. Je le savais indifférent aux questions d’argent et l’idée qu’il aurait pu commettre un crime pour hériter de cinquante mille livres m’aurait semblé absurde si elle m’était venue à l’esprit. Quand le pauvre Mr. Treves nous raconta l’histoire de cet enfant qui avait tué un de ses camarades, j’y pensai longuement, mais encore sans songer à Nevile. Treves avait parlé d’une particularité physique qui lui permettrait de reconnaître le petit meurtrier d’autrefois. J’ai une cicatrice à l’oreille, mais les autres n’avaient pas de signes particuliers…
— Croyez-vous ? dit Battle. Miss Aldin a une mèche blanche, Thomas Royde un bras estropié, qui pourrait fort bien ne pas être un souvenir de tremblement de terre, et le crâne de Ted Latimer est d’une forme très curieuse. Quant à Nevile Strange…
— Il n’a pas de signe particulier, j’en suis sûre !
— Allons donc ! Le petit doigt de sa main gauche est sensiblement plus court que celui de sa main droite. C’est très rare, ça, Mrs. Strange, très rare !
— Alors, c’était ça ?
— C’était ça !
— Et c’est Nevile qui aurait accroché l’écriteau à la porte de l’ascenseur ?
— Sans aucun doute. Il a fait un saut au Balmoral pendant que Royde et Latimer buvaient ici avec Treves. Simple et pratique !… Et j’ai idée qu’il nous serait impossible de prouver qu’il y eut crime !
Audrey frissonna.
— Voyons ! fit Battle d’une voix douce. C’est passé maintenant… Continuez !
— Il y a des années que je n’ai tant parlé !
— En quoi vous avez peut-être eu tort… À quel moment avez-vous commencé à deviner le jeu de Nevile ?
— Je ne le sais pas exactement, mais cela m’est venu tout d’un coup. Son innocence à lui était reconnue. Les soupçons ne pouvaient plus porter que sur nous. Et je l’ai vu qui me regardait… Il y avait dans ses yeux comme une joie mauvaise et j’ai compris !… C’est alors que…
Elle s’interrompit brusquement.
— C’est alors que ?
— C’est alors, dit-elle lentement, que j’ai pensé qu’il valait mieux en finir tout de suite…
L’inspecteur hocha la tête.
— N’abandonnez jamais la partie ! C’est ma devise !
— Vous avez raison, je n’en disconviens pas !… Mais vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir eu peur pendant des jours et des jours ! On n’ose plus faire un geste, on ne pense plus, on ne réfléchit plus ! On sait qu’une catastrophe va s’abattre sur vous… et on l’attend !… Et quand elle survient…
Elle sourit.
— Quand elle survient, poursuivit-elle, on se sent soulagé ! Il n’y a plus à attendre, il n’y a plus à avoir peur ! C’est arrivé ! Vous allez dire que je suis folle, mais j’ai été heureuse que vous m’arrêtiez ! Nevile avait ce qu’il voulait. Je n’avais plus rien à redouter de lui. Quand j’ai suivi l’inspecteur Leach, je me sentais en sécurité…
— C’est un peu pourquoi nous vous avons arrêtée, dit Battle. L’homme était fou. Je tenais à ne pas vous laisser à sa portée. D’autre part, comme je voulais provoquer son effondrement et ses aveux, il me fallait lui donner confiance. Son plan réussissait, il en avait l’impression. Plus il tomberait de haut, plus la réaction serait vive !
— Mais s’il n’avait pas avoué ?
— Il est certain que nous n’avions pas beaucoup de preuves contre lui. Nous possédions le témoignage de MacWhirter, qui, au clair de lune, avait vu un homme grimper à la corde. Il y avait la corde elle-même, rangée au grenier et encore légèrement humide… Car il pleuvait, cette nuit-là, vous savez…
Il la regarda longuement, comme s’il attendait qu’elle dît quelque chose.
Comme elle se taisait, il poursuivit :
— Enfin, il y avait le complet gris. Nevile Strange s’est déshabillé dans l’obscurité sur la plage d’Easterhead Bay, cachant ses vêtements au creux d’un rocher. Le sort a voulu qu’il jetât son veston sur un poisson mort, à moitié putréfié, amené là par le flot. D’où, sur l’épaule, une tache… qui sentait très mauvais. C’est cette odeur qu’avait perçue Ted Latimer, en jouant au billard avec Nevile, qui avait gardé son imperméable. Latimer nous a dit que cette odeur provenait peut-être de la tuyauterie défectueuse de l’hôtel, mais cette hypothèse, c’est Nevile qui l’avait émise d’abord. Par la suite, il réfléchit que cette tache pouvait constituer un danger et, sans attendre, il porta son veston chez le teinturier. Bêtement, il n’y a pas d’autre mot, il ne donna pas son nom, mais le premier qui lui vint à l’esprit, un nom qu’il avait vu sur le registre de l’hôtel, celui de MacWhirter. De sorte que c’est à notre ami que le complet fut remis par la suite. Comme il a la tête sur les épaules MacWhirter fit un rapprochement entre ce veston taché et l’homme qui grimpait à la corde. On marche par inadvertance sur un poisson mort, on ne se couche pas dessus. Cette tache ne s’expliquait que si quelqu’un s’était déshabillé la nuit sur la plage pour se baigner. Or, on ne s’amuse pas à prendre un bain par une nuit pluvieuse de septembre. MacWhirter tira ses conclusions et… Il est très intelligent, MacWhirter, vous savez…
— Il n’est pas seulement intelligent, dit-elle d’un ton pénétré.
— Eh… peut-être ! Il vous intéresse ?… Alors, écoutez !
Et Battle, qui jamais sans doute n’avait trouvé auditoire plus attentif, raconta l’histoire de MacWhirter.
— Je lui dois beaucoup, dit Audrey, quand il eut fini. À lui et à vous aussi !
— À moi, pas tellement ! répliqua Battle. Si j’avais été malin, j’aurais tout de suite vu clair. Il y avait la cloche…
— La cloche ? Quelle cloche ?
— Celle qui sonnait dans la chambre de Barrett. J’ai toujours pensé qu’il y avait sous cette histoire de cloche quelque chose de pas catholique. J’ai failli trouver lorsqu’en visitant la maison j’ai vu une grande perche dont on se sert pour ouvrir les fenêtres, mais ce n’est que plus tard que j’ai compris.
Il se recueillit quelques secondes et reprit :
— Cette cloche, son rôle dans l’affaire fut de donner un alibi à Nevile Strange. Lady Tressilian ne se souvenait pas d’avoir appelé Barrett. Elle ne s’en souvenait pas pour la bonne raison qu’elle ne l’avait point appelée ! C’est Nevile qui, dans le couloir, avait à l’aide de cette longue perche actionné la cloche en tirant sur les fils qui courent juste en dessous du plafond. Il sonne. Barrett descend et voit Nevile dans le hall, sur le point de sortir. Elle trouvera lady Tressilian bien vivante. Nevile Strange a son alibi. Mais alors, direz-vous, pourquoi avoir administré un somnifère à Barrett, puisque le crime devait être commis avant minuit, c’est-à-dire avant que la drogue eût le temps d’agir ? Simplement parce qu’il fallait qu’on fût bien persuadé que le crime avait été commis par quelqu’un de la maison. Les premiers soupçons portent sur Nevile, comme il l’escomptait. Barrett parle. L’innocence de Nevile éclate, si évidente que nul ne songera à se demander à quelle heure exactement il est arrivé à l’hôtel. Ses mouvements, après son départ, sont faciles à reconstituer. Nous savons qu’il n’est pas revenu par le bac et qu’il n’a pas pris ce bateau. Il a donc traversé à la nage. C’est un bon nageur, mais il lui a néanmoins fallu ne pas perdre de temps. Il franchit la baie, grimpe à la corde qui pend à la fenêtre de sa chambre – nous avons, au cours de l’enquête, remarqué sur le parquet de grandes taches humides, mais sans en tirer de conclusions, j’ai le regret de l’avouer – enfile son veston bleu, entre chez lady Tressilian – passons ! – tout ça ne lui prend pas plus de deux ou trois minutes. L’arme du crime était prête, bien entendu. Il revient à sa chambre, se déshabille, descend par la corde et retourne à la nage à Easterhead Bay.
— Mais si Kay était entrée pendant qu’il était là ?
— Je parierais qu’elle avait été légèrement droguée. On m’a dit qu’elle avait bâillé toute la soirée. De plus il avait pris soin de se disputer avec elle dans la journée, ce qui l’avait décidée à fermer la porte de sa chambre…
— Je ne me souviens pas d’avoir remarqué l’absence de la boule sur le pare-feu. Quand l’a-t-il remise en place ?
— Au matin, quand toute la maison était en révolution. À son retour, il avait eu toute la nuit pour faire disparaître tous les indices, reconstituer la raquette de tennis, prendre les dispositions nécessaires. Au passage, je vous signale que le coup qui tua lady Tressilian fut donné à revers. C’est ce qui nous fit croire que le criminel était gaucher. Strange, souvenez-vous, est un joueur réputé pour son revers…
Audrey éleva les deux mains dans un geste de défense.
— Je vous en prie ! fit-elle. Je n’en puis plus !
Battle sourit.
— Je vous comprends, mais, croyez-moi, cette petite conversation vous a fait du bien. Et voulez-vous, Mrs. Strange me permettre de vous donner un conseil ?
— Bien volontiers.
— Eh bien ! vous avez vécu pendant huit ans avec un fou, atteint de manie homicide. C’est assez pour détraquer le système nerveux de n’importe qui, mais maintenant vous devez prendre le dessus ! Vous n’avez plus rien à craindre et il faut que vous vous en persuadiez une fois pour toutes !
Elle lui sourit. Elle n’avait plus son regard glacé d’autrefois. Ses yeux disaient son émotion et sa reconnaissance.
Elle eut une très légère hésitation, puis elle demanda :
— Vous avez dit aux autres que vous aviez connu une jeune fille… qui s’était comportée comme je l’ai fait ?
Il fit oui de la tête et répondit :
— C’était ma propre fille. Ce qui vous prouve, ma chère, que le miracle ne pouvait pas ne pas avoir lieu !… Ce sont des choses qui nous sont envoyées pour nous enseigner !